
La semaine dernière, nous avons célébré la fête de notre père fondateur, Saint François d’Assise (cf. ici). A cette occasion, notre ministre général, fr. Carlos Trovarelli, a écrit une lettre à tous les frères de l’ordre dont nous vous proposons notre traduction ci-après et que vous pouvez retrouver en italien là. Il nous propose une réflexion sur notre charisme franciscain, et en particulier sur la fraternité et la minorité, deux aspects essentiels. Nous lui laissons la parole et vous souhaitons une bonne lecture.
Rome, le 4 Octobre 2021,
Chers frères,
Une heureuse et sereine fête de notre séraphique Père Saint François à vous tous ! Je vous adresse mes salutations fraternelles, appelant sur chacun de vous toute bénédiction de la part du Seigneur. Cette année, je veux évoquer quelques sujets qui me tiennent à cœur et que je voudrais partager avec vous en toute simplicité.
♦ Introduction
Dans quelques jours, nous célébrerons le premier anniversaire de la signature de ‘Fratelli tutti’, la lettre encyclique du Pape François sur la fraternité et l’amitié sociale. Il s’agit d’un texte qui vise à nous aider à envisager et à créer un monde ‘ouvert’, et ainsi à lutter contre les ‘nuages sombres sur un monde fermé.’ L’encyclique cherche à ‘offrir une parole’ au monde, dans l’espoir de générer un changement en faveur du bien commun et de la coexistence pacifique. L’amour, le bien moral, la liberté, l’égalité et la fraternité, le dialogue, la rencontre, la charité sociale, l’amour politique et les religions elles-mêmes sont quelques-uns des moyens qui, selon le Souverain Pontife, peuvent aider à créer une nouvelle culture : une culture de la fraternité.
Comme famille franciscaine, nous approchons du grand jubilé de 2026, le 800ème anniversaire de la Pâques de saint François et, déjà, nous avons été éclairés par les célébrations et les réflexions menées à l’occasion des 800 ans de la rédaction de la première Règle. Bientôt, en 2022, aura lieu un autre jubilé important, le 800ème anniversaire de la rédaction de la Lettre à un ministre, que François a écrite entre la première et la seconde Règle (en 1222 approximativement). Ensuite, il y aura aussi le grand jubilé de 2023 qui commémorera le 800e anniversaire de la seconde Règle. Comme je l’ai déjà suggéré plus haut, ces célébrations sont toujours une opportunité d’être éclairés et revigorés par la grâce des événements importants de l’histoire et de la spiritualité franciscaine. En outre, elles sont aussi l’occasion d’approfondir notre réflexion sur des questions liées à notre spiritualité et ainsi de renouveler ‘notre vocation et notre élection’ ainsi que l’identité charismatique de notre famille.
♦ Le ‘place réelle’ de l’identité charismatique
J’ai toujours choisi de considérer le mouvement franciscain des origines non seulement comme un mouvement inspiré par le Saint-Esprit (et il l’est !), mais aussi comme l’un des nombreux mouvements laïcs médiévaux issus d’une effervescence socioculturelle de changement, d’ouverture et de nouveauté. Il s’agit donc d’un mouvement inspiré, mais aussi ‘poussé’ par une situation historique particulière (l’effondrement du système féodal) et adressé simultanément comme un message de nouveauté à la société. Le mouvement qui a commencé avec saint François, et qu’il a soumis lui-même au discernement de l’Église, est une véritable ‘fraternitas‘ (fraternité) ; il n’est pas « initialement un ‘ordo’ ou une ‘religio’ » [1]. En effet, à la fin de sa vie, le Poverello voulait « réaffirmer un style plus proche des ‘réalités communautaires’ que des ‘réalités féodales’, dans une perspective circulaire et communautaire plutôt que verticale et hiérarchique. Il ne voulait surtout pas que se perde la mémoire des débuts et de l’intuition qui les sous-tendait et qu’il voyait bien exprimée dans le mot « fraternitas » » [2].
J’affirme que la ‘fraternitas’, initiée par saint François, ne peut être considérée comme la fondation d’une institution religieuse semblable à celle des congrégations religieuses modernes. La ‘fraternitas’ des origines est née comme une manière de vivre, de croire, de travailler, de se mettre en relation avec le monde, la Création, les puissants, les simples et l’Église. Cette manière d’être, ce style n’est autre que l’Évangile du Seigneur Jésus. J’aime donc penser que la ‘fraternitas’ est un message de Dieu, composé avec la fraîcheur du langage de l’Évangile ; un message adressé au monde. Bien sûr, cette ‘fraternitas’ est rapidement devenue un ‘Ordo’ ou, mieux encore, une ‘Religio’ (avec une nouvelle Règle, différente de toutes celles déjà connues à l’époque). Cependant, dans cette ‘nouvelle réalité’, la volonté du saint d’Assise doit rester vivante : le souvenir des origines ne doit jamais être oublié ! Le charisme doit être constamment renouvelé et nourri.
En vérité, personne ne doute de la bonté de notre charisme, fondé sur les principes de la fraternité et de la minorité. Cependant, il est bien connu que, tout au long de l’histoire, de nombreuses influences ont tenté – et tentent encore – de le restreindre ou de lui donner une interprétation différente. Parmi ces influences, citons le monachisme, le style des chanoines réguliers, les conceptions hiérarchiques propres au clergé, le matérialisme, le rationalisme, le mercantilisme, les interprétations apocalyptiques, le rigorisme exacerbé, les mouvements hérétiques, le pouvoir temporel et les intérêts politiques. Même de nos jours, on peut observer des interprétations de notre charisme dans un sens exclusivement pastoral, comme la « paroissialisation » de notre vie, notre réduction à l’exercice de notre ministère à la manière de simples fonctionnaires, ou encore une sorte d’exhibitionnisme religieux. La liste pourrait être plus exhaustive, mais ma réflexion est comme toujours intuitive et non scientifique. Elle veut simplement vous inviter à ne jamais cesser de ‘purifier’ notre vie quotidienne, à la recherche d’une pureté charismatique toujours plus grande dans tout ce que nous sommes, vivons ou faisons.
J’invite chaque frère et chaque communauté à identifier la ‘place réelle’ que notre charisme occupe dans nos vies, nos attitudes, nos œuvres, nos méthodologies et dans les institutions dont nous avons la charge. Ces principes charismatiques sont-ils notre ‘centre affectif’ ? Constituent-ils notre ‘moteur éthique’ ?
♦ Un engagement fraternel pour le monde
Dans nos Constitutions, les traits caractéristiques du style conventuel sont évidents, soulignant principalement la nature fraternelle-mineure de notre forme de vie. Ces références n’ont pas une finalité pragmatique (i.e., la fraternité comprise comme une ‘simple vie en communauté’, ou comme un moyen de mieux accomplir nos divers ministères). Mais il s’agit plutôt d’un élément à la fois constitutif (c’est-à-dire essentiel et transversal) et théologique de notre vie, à savoir, une manière de ‘refléter’ la dynamique relationnelle intra-trinitaire. L’Évangile de Jésus-Christ est notre projet de vie et de mission. Ce projet se réalise dans la communion fraternelle, dans la minorité, dans la pénitence, dans la conversion, dans la fidélité à la Sainte Église et dans la consécration totale selon les conseils évangéliques.
L’Évangile et la fraternité sont notre forme de vie et de notre mission. Ainsi, le Plan à 6 ans de l’Ordre affirme : « Nous rêvons – mais peut-être est-il plus concret de dire : nous demandons – que, dans les différents lieux où nous sommes présents, une fraternité de Frères Mineurs Conventuels reflète, le plus fidèlement possible, le style évangélique, et en particulier la vie fraternelle, en utilisant tous les outils qui favorisent sa croissance… la fraternité missionnaire est notre plus beau visage ». Par conséquent, la mission, selon notre forme de vie, n’est pas une simple somme de tous nos engagements d’évangélisation, mais plutôt un engagement fraternel pris envers le monde. Un engagement à ‘offrir la fraternité’ et ‘à s’offrir en fraternité’ en annonçant l’Évangile. Un Evangile annoncé, non pas d’une manière quelconque mais plutôt comme une fraternité missionnaire, à travers la fraternité et la minorité, c’est-à-dire d’une manière évangélique. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de vivre en fraternité et ‘d’offrir’ quelque chose au monde pendant notre temps libre. Il s’agit d’offrir la ‘fraternité’ au monde tandis que – toujours en communauté – nous nous ‘offrons’ nous-mêmes par notre travail et notre ministère.
J’adresse cette question à chacun d’entre vous, mes frères : « Nos activités découlent-elles de la fraternité ? Sont-elles le miroir, le message et le ‘contenu’ d’une véritable fraternité mineure ? »
♦ Capable de créer une culture de la fraternité
Fraternité, amour total de Dieu, mission, minorité et paix – voilà quelques-unes des caractéristiques que l’on attribue traditionnellement aux Franciscains. En réalité, la tradition n’a pas tort. Cette image des Franciscains est fortement ancrée dans la culture populaire, peut-être en raison du fait que, dès le début, les frères ont reçu le mandat missionnaire d’aller par le monde. Cependant, saint François ne les a pas seulement envoyés en mission avec un message ou un sermon, mais avec un style, un style très particulier et significatif : le témoignage évangélique.
En fait, le ‘style’ avec lequel tous les frères devaient aller dans le monde n’est pas un élément secondaire. Ils devaient se présenter d’une manière simple, mineure, pacifique, soumise, respectueuse, discrète, pure et source de bénédictions. La méthode était donc le contenu et le contenu était l’Évangile, le style du Seigneur Jésus. Mais l’intention de frère François n’était pas seulement de ‘montrer’ ce style de la minorité, mais aussi de ‘l’offrir’ comme une bonne nouvelle au monde. Son intention et ses attentes étaient certainement de provoquer un changement dans les personnes et dans les systèmes sociaux dominants. Il ne l’a pas fait par la force ou la contrainte. Il l’a fait par le témoignage, par l’exemple, par les actes, et enfin, par la prédication. Nous pouvons affirmer que, depuis le début de l’histoire franciscaine jusqu’à aujourd’hui, aller dans le monde implique un « effort permanent de créativité de la part des frères afin d’offrir des réponses nouvelles et adaptées aux réalités changeantes », et que, « dans ce passage dans le monde, ce qui compte n’est pas tant la quantité des ministères qu’ils accomplissent, mais la qualité évangélique de leur manière d’être » [3].
Enfin, la qualité évangélique ne vise pas à parler de soi, mais à parler aux autres, à créer une culture évangélique dans la société et certainement dans l’Église. Cette qualité évangélique implique une conviction préalable de vie et de vocation, mais aussi une intentionnalité, une « volonté d’aller vers » pour annoncer au monde qu’il est possible de vivre comme des croyants, comme des frères, comme des êtres profondément humains (comme un miroir de l’humanité de Dieu, que Jésus montre dans l’Évangile). Il s’agit donc de créer une culture évangélique.
Posons-nous une dernière question : « Nous sentons-nous capables de créer une culture fraternelle (évangélique) autour de nous, dans nos couvents, dans nos œuvres et dans les services de notre apostolat ? »
♦ En conclusion
Chers frères, avec ce double message qui nous invite à être « Fraternels pour le monde » et « Capables de créer une culture de la fraternité« , je vous envoie tous mes vœux à l’occasion de cette solennité de saint François d’Assise. Je vous souhaite à chacun la joie d’appartenir à la famille conventuelle et à la grande famille franciscaine ; une famille appelée à se renouveler constamment dans la qualité de sa vie et de sa mission.
Je vous souhaite le meilleur !
Fr. Carlos A. Trovarelli, Ministre général.
Et vous aussi, vous témoignez, car vous êtes
avec moi depuis le commencement.
Jean 15, 27
[1] C. Vaiani, La fraternitas nella Regola, in A. CZORTEK, (editor), Un testo identitario. Metodo e temi di lettura della Regola di Francesco d’Assisi (Convivium Assisiense – Itinera Franciscana 5), Cittadella Editrice, Assisi 2013, pp. 103-140.
[2] C. Vaiani, La fraternitas, p. 107.
[3] F. Uribe, Preghiera, dominio di sé e itineranza, in P. Maranesi – F. Accrocca, (editor), La Regola di Frate Francesco. Eredità e sfida (Franciscalia, 1), Editrici Francescane, Padua 2012, p. 330.